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Tempêtes et tremblements

Avis de tempête

Qu’il s’agisse d’une tragédie réelle ou d’une catastrophe imaginée, la nature déchaînée n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des musiciens, de Purcell à Mendelssohn en passant par Telemann ou Haydn.

Interview d'Abdel Rahman El Bacha et Laurence Equilbey.

La théorie de l’imitation de la nature, qui prévaut encore durant tout le siècle des Lumières, assigne une place privilégiée à l’évocation des éléments déchaînés, face auxquels l’homme éprouve les limites de sa condition. L’art permet d’en revivre, transposées, les émotions, de les apprivoiser, et de les convoquer pour servir une action dramatique ou un sentiment d’humilité face à la puissance divine, comme dans nombre de tragédies lyriques. La musique instrumentale du XVIIIe siècle est nourrie de modèles tirés des opéras : une grande partie de son répertoire consiste d’ailleurs en des arrangements d’œuvres dramatiques et vocales pour diverses formations uniquement instrumentales. Le modèle opératique est assurément moteur, mais ce sont aussi les propres capacités expressives des instruments qui sont en jeu : pouvoir décrire, évoquer, exprimer et émouvoir au moyen d’instruments privés de la voix et du sens des paroles. Pour certains, tel Antoine Reicha, déjà éloigné en 1813 du « Sonate, que me veux-tu ? » de Fontenelle, une telle puissance évocatrice, même vague, relève du sentiment : la musique est ainsi le premier parmi les beaux-arts, car le plus purement sentimental. L’ambiguïté de la signification de la musique instrumentale n’est certes pas toujours possible à lever : pour preuve le titre apocryphe de la Sonate op. 31 n°2  de Beethoven (1802), dont Anton Schindler rapporte en 1840 qu’ayant interrogé le compositeur sur le sens de cette sonate et de celle de l’Opus 57 (dite Appassionata), celui-ci lui aurait indiqué de lire La Tempête de Shakespeare.

Vogue des transcriptions

Devant l’énigme de la musique instrumentale, l’homme se retrouve comme face aux signes de la nature : peindre ces signes permet au compositeur de mettre l’auditeur en état d’approfondir d’autres sentiments ou situations. Ainsi Gluck, dans Iphigénie en Tauride, créé à Paris en 1779, fait éclater une tempête dès l’ouverture, quelques mesures après « Le calme » (le décor montre « Une mer qui devient orageuse »). Elle cesse, après « pluie et grêle », pour laisser place à l’imploration qui ouvre le premier acte, chantée par « Iphigénie et les prêtresses [qui] sont en prières pour que la tempête soit apaisée ». Un tel trouble prépare à celui qui, aussitôt la tempête éloignée, s’empare du cœur d’Iphigénie, saisie par la funeste vision nocturne qu’elle décrit. Plusieurs arrangements de l’opéra furent publiés à Paris, permettant une diffusion en dehors des représentations : l’ouverture est ainsi confiée par Jean-Louis Adam, futur professeur de piano au Conservatoire, à deux instruments seulement, gageure que relèvent les ressources du clavier alliées à celles du violon. Abondamment pratiqués à la fin du XVIIIe siècle, tant au clavecin qu’au pianoforte, de tels arrangements annoncent la vogue des transcriptions du siècle suivant. Avec les mêmes moyens, vingt ans plus tard, les Trois Sonates de l’œuvre 14 de Joseph Woelfl, publiées à Paris en 1801, empruntent à l’oratorio de La Création (1798) de Haydn – que Daniel Steibelt venait d’importer à Paris en décembre 1800.

Tempêtes et orages ont ainsi accompagné les grandes mutations esthétiques, depuis la réforme opératique de Gluck jusqu’à l’éclosion du Romantisme.

Le Chaos, qui ouvre l’oratorio par une peinture saisissante de la confusion des éléments, au moyen d’un orchestre fourni, est là encore évoqué par le pianoforte et le violon, qui suffisent à rappeler le modèle. Les qualités expressives des instruments sont sensibles dans l’évolution de leurs factures : le pianoforte connaît depuis la fin des années 1760 un essor rapide et varié. Sa construction change considérablement au cours des décennies : toutes les dimensions augmentent – des marteaux à la tessiture du clavier –, les mécaniques cherchent à faciliter un jeu de plus en plus développé… Tempêtes et orages suscitent l’éclosion de traits ou fusées qui exigent rapidité et puissance sonore – cette dernière devant être comprise davantage en terme de couleur et de contraste que d’intensité. La diversité des timbres et la netteté des attaques des violons français de cette époque correspondent pleinement à la variété des effets que requièrent les claviers et les musiques d’alors.

Les pratiques instrumentales sont ainsi au cœur du sujet, en particulier celle de l’accompagnement du clavier par le violon : attachée à la musique française depuis le tout début du XVIIIe siècle, cette pratique se prolonge fort avant dans le siècle suivant. Art raffiné et délicat, qui relève aussi de l’improvisation, l’accompagnement par le violon ajoute beaucoup aux qualités des claviers, que ce soit en termes de dynamique, d’accentuation, de tenue des sons, de timbre, de rehaussement ou d’éclairage mélodique et harmonique. Une telle pratique est capitale pour comprendre le rôle de l’orchestre dans les concertos. Tous sont alors pour soliste accompagné, avec souvent la possibilité de réduire la nomenclature initiale, voire de la supprimer : la popularité de certaines œuvres favorise leur diffusion pour clavier seul, comme le célèbre rondo final du Troisième Concerto de Daniel Steibelt, composé en 1798. Ici, le caractère paisible et pastoral du thème principal contraste avec une scène d’orage : les procédés d’écriture (traits, utilisation des pédales) sont novateurs, au point que Steibelt, alors célèbre virtuose, utilise ce mouvement dans son chapitre consacré aux pédales de sa Méthode de piano (1805). Charles-Valentin Alkan reprendra pour le varier le thème de ce rondo dans son Opus 1 (1826). La fascination exercée par Steibelt, notamment par ses effets de tremendo (tremblement qui vise à créer l’illusion d’un son continu par répétition rapide des notes) et ses fantaisies aux formes originales, est évoquée par la duchesse d’Abrantès en 1838, dans son Histoire des salons de Paris : « Listz [sic] et lui, voilà les deux hommes qui m’ont émue sur le piano. […] ces tremendos [que Steibelt] employait si à propos et que ceux qui ne l’ont pas entendu ne savent pas encore faire, quelque progrès, quelque immense progrès qu’ait pu faire le piano depuis lui ! Cette manière de bouleverser un instrument, je ne l’ai vue, je le répète, qu’à Listz. […] Steibelt m’est représenté avec le progrès dans Listz ; car on peut dire que Steibelt est le fondateur de la musique romantique pour le piano. »

Liszt, précisément, permet de saisir l’évolution de l’instrument et de son écriture, grâce au « nocturne pastoral » Un soir dans les montagnes, deuxième des Trois Airs suisses de l’Opus 10, publié à Paris et à Bâle en 1836 (avant de rejoindre Album d’un voyageur), dont la section centrale laisse éclater « L’orage ». L’avant-propos d’Album d’un voyageur (1841) indique la démarche du compositeur : « Ayant senti que les aspects variés de la nature et les scènes qui s’y rattachent ne passaient pas devant mes yeux comme de vaines images, mais qu’elles remuaient dans mon âme des émotions profondes ; qu’il s’établissait entre elles et moi une relation vague mais immédiate, un rapport indéfi ni mais réel, une communication inexplicable mais certaine, j’ai essayé de rendre en musique quelques-unes de mes sensations les plus fortes, de mes plus vives perceptions. »

Tempêtes et orages ont ainsi accompagné les grandes mutations esthétiques, depuis la réforme opératique de Gluck jusqu’à l’éclosion du Romantisme : outre les défis soulevés par leur peinture, dans le domaine instrumental et du clavier en particulier, ils ont surtout favorisé l’accès aux sentiments et aux sensations les plus profonds de l’homme, face aux grandeurs et à la puissance de la nature. Au-delà de l’illusion, leur évocation a ainsi fortement contribué aux diverses recherches d’une plus grande vérité d’expression dans l’art musical.

Hervé Audéon

Photo : Tempête, par Allaert Van Everdingen, XVIIe siècle. © ARTOTHEK / LA COLLECTION