un événement Cité de la musique


6e Biennale d'Art vocal

Éclats de voix

Hervé Niquet et Jean Tubéry rendent hommage aux trésors baroques de Florence et de Venise dans deux programmes qui déclinent toutes les potentialités de la spatialisation sonore.

Interview de Jean Tubéry et Hervé Niquet

Hervé Niquet

Sous l'immense coupole du Duomo de Florence, à l'occasion de fêtes importantes comme celle de la Saint-Jean (le saint patron de la ville), les oeuvres de Striggio, Corteccia, Benevoli et Monteverdi trouvaient à s'épanouir dans la magnificence d'une spatialisation que les musiciens du Concert Spirituel ont soigneusement respectée, en reconstituant la répartition des choeurs dans l'espace du concert.


« Le Concert Spirituel a 25 ans. C'était l'occasion un peu folle de s'attaquer à une partition gigantesque, la Messe à soixante voix d'Alessandro Striggio, pour laquelle deux cent soixante-treize chanteurs ont été auditionnés (donnée à quarante voix à la Cité de la musique, ndr). La fête de la Saint-Jean était un point central dans la vie florentine des années 1560. C'était l'occasion pour les princes de faire rayonner leur puissance. Alessandro Striggio était un étrange personnage qui n'avait pas besoin d'entrer au service des grands de Florence. Riche aristocrate, c'était surtout un génie et ce n'est pas pour rien qu'un prince florentin a voulu l'avoir à son service. Si Striggio a accepté, c'est certainement parce qu'il avait un message à délivrer ; sa Messe serait un manifeste du courant philosophique auquel il appartenait. La Messe à soixante voix est le plus grand édifice musical jamais écrit en Occident. C'est un sommet d'intelligence humaine, mais curieusement elle avait disparu ; on en avait entendu parler mais on ne l'avait jamais entendue.

Nous nous trouvons à la fin de la Renaissance avec une métrique encore très affirmée et à laquelle on ne peut pas toucher. Il n'y a pas cette folie baroque, et en même temps, tout est déjà là. C'est une des fondations du baroque : le déséquilibre, l'organisation et l'exubérance. Un véritable univers organisé, un point central de la culture occidentale. Pour ce concert, nous n'avons pas opté pour une disposition en cori spezzati mais un dispositif central, flamboyant : la musique est tellement complexe qu'il faut que l'on soit tous au centre. On a ainsi opté pour une forme de U ou de cercle cassé – cela dépend des édifi ces où l'on se produit – indispensable pour que naisse une relation les uns avec les autres. »

  • Giovanni Gabrieli, Pièce en double choeur

    Ensemble La Fenice, Jean Tubery, direction concert enregistré à la Cité de la musique le 6 février 2005

  • Claudio Monteverdi, Missa da capella a sei voci

    Cantica symphonia, Giuseppe Maletto, dir. Cologno Monzese (Italie) : Stradivarius ; Milano Dischi, cop. 2003

Jean Tubéry

En puisant dans le répertoire de la basilique Saint-Marc à Venise qui a commencé à fl eurir avec Adrian Willaert, s'est épanoui avec son successeur, Andrea Gabrieli, pour connaître ses heures de gloire avec le neveu de ce dernier, Giovanni Gabrieli, puis chez Claudio Monteverdi, l'ensemble La Fenice et les choristes du Nederlands Kamerkoor présentent une reconstitution de la plus prestigieuse des cérémonies de San Marco.

«Ce projet se focalise sur l'année 1613 – il y a exactement quatre siècles de cela – durant laquelle Claudio Monteverdi arrive à Saint-Marc de Venise après avoir passé la majeure partie de sa carrière à Mantoue auprès du duc de Gonzague.

Il arrive un an après la mort de Giovanni Gabrieli, le grand organiste et compositeur de San Marco. En 1613, la musique de Gabrieli est encore extrêmement prisée, les Vénitiens l'entendent durant toute l'année liturgique. Monteverdi arrive ainsi dans une sorte de « cocon musical » déjà bien établi mais au sein duquel il a peu de matériau concernant la musique sacrée. En 1610, il a déjà publié ses fameuses Vêpres, et une Messe à six voix écrite dans un style assez archaïque (prima prattica), mais il n'a rien écrit depuis. Il va alors se tourner vers la musique de Giovanni Gabrieli, et a fortiori vers les pièces publiées à titre posthume en 1615, pour puiser son inspiration. Une véritable confrontation et une coexistence des deux styles – celui de Giovanni Gabrieli, assez innovant avec des motets-cantates tels que In ecclesiis, ou son motet jubilatoire Jubilate Deo, et celui de Claudio Monteverdi – se créent donc ici. Cette confrontation des deux styles, dans leurs dissemblances comme dans leurs similitudes, ce passage de relais m'ont semblé très intéressants. Nous allons profiter de ce magnifique outil qu'est le grand auditorium de la Cité qui permet différentes configurations sans que ce ne soit jamais au détriment de la qualité acoustique. Au programme figurent des pièces instrumentales en double choeur telles que Gabrieli les compose jusqu'en 1612, des pièces écrites, au contraire, pour solistes accompagnés de violons concertants telles que Claudio Monteverdi les imagine dans certains extraits de la Selva morale. Et nous aurons jusqu'à trois choeurs avec un extrait de la Messe à trois choeurs de Giovanni Gabrieli, telle qu'elle a pu être donnée et dirigée par le nouveau maître de chapelle, Claudio Monteverdi. Ces choeurs seront répartis dans l'espace – un côté jardin, un côté cour et un central, ce qui correspond, dans l'église, aux différents emplacements depuis lesquels on donnait la musique. La configuration et les distances entre ces choeurs sont donc assez idéales. En 1600, cette notion de polychoralité est répandue dans toute l'Italie et a essaimé ensuite à travers toute l'Europe. »

Propos recueillis par Pascal Huynh

Consulter le dossier dédié à la 6e biennale d'art vocal

Photos : Jean Tubery © Philippe Matsas
Hervé Niquet © Nicole Berge