La Grande Guerre vue des collections du Musée de la musique

La Première guerre mondiale, en ébranlant toute la société, a profondément bouleversé la vie musicale. Des musiciens de tous milieux – amateurs, tout juste diplômés du Conservatoire, concertistes déjà renommés, compositeurs etc. – se retrouvent au milieu d'une guerre dont la violence et l'absurdité les traumatisent… quand elles ne leur coûtent pas la vie.

Une activité musicale perdure malgré tout, au front comme à l'arrière. Chacun s'organise : réparer et construire les instruments, organiser de petits concerts ou les offices funèbres, imprimer des tracts, composer ou apprendre l'harmonie sur un bout de table…
Dans les archives de la célèbre maison Chanot-Chardon – parmi les grands luthiers français du XIXe siècle – conservées au Musée de la musique, André Chardon (1897-1963) évoque ses difficultés à réparer son violon au front dans une lettre adressée à son père, lui aussi mobilisé :

Archives Chanot-Chardon (coll. Musée de la musique, E.995.22.1124)


Archives de Chanot-Chardon, lettre du 6 août 1917

Quant à la vie que l'on mène c'est toujours la même chose. Quelle chance d'avoir un passe-temps. La touche de mon instrument s'était décollée par l'humidité et j'ai fait quatorze kilomètres pour trouver de la colle de colophane que j'ai fait fondre dans un bain-marie fait avec deux boites de tabac anglais. C'était « latest chic » enfin je l'ai recollé à merveille et il n'y parait plus maintenant. Tout cela à la grande surprise d'un bon nombre de camarades qui en ont conclu : « Chacun son métier » et cela est bien vrai.

Le système D est donc de mise : les instruments nés au front témoignent de l'inventivité et de la débrouillardise des « luthiers de fortune » qui associaient planches, bidons et casques de récupération à quelques éléments usinés. Construits dans des conditions extrêmes, ils ont subi les déplacements, à pied, en voiture ou en train, et le froid, parfois pendant des années. Le Musée de la musique conserve trois exemplaires emblématiques de ces instruments de campagne.

« Ce violoncelle ferait le désespoir des luthiers »

Le violoncelle « Maréchal » a été fabriqué pour Maurice Maréchal (1892-1964), tout juste diplômé du Conservatoire de Paris au moment de sa mobilisation et devenu agent de liaison au 74e puis au 274e régiment d'infanterie. Ce violoncelle de campagne a été réalisé par deux menuisiers de son régiment, Neyen et Plicque. L'utilisation de bois venant de caisses de munitions pour la caisse de résonance lui donne une allure inhabituelle qui a suscité la curiosité de tous.

Signature du général Foch sur la table d'harmonie du violoncelle de Maurice Maréchal (coll. Musée de la musique, E.969.3.1)

Maurice Maréchal au front avec son violoncelle de campagne (coll. Musée de la musique, 1223)

Maréchal et son « Poilu » ont été invités à jouer au quartier général de la division de nombreuses fois ; sur le bois du violoncelle sont ainsi apposées les signatures des maréchaux Joffre et Pétain, et des généraux Foch, Mangin et Gouraud.


Carnets de Maurice Maréchal, le 22 février 1916, soir1

Ce soir est arrivé un ordre de la division de m'embarquer demain pour passer en subsistance à la 5e division à dater du 24. C'est sûrement pour faire de la musique au général pendant la période de repos et cette situation n'est que temporaire.


Carnets de Maurice Maréchal, le 23 février 19162

On entra au salon […]. Mon violoncelle amusait beaucoup les autres. Durosoir3 disait que ce violoncelle ferait le désespoir des luthiers. Puis Mangin fit son entrée. Très, très aimable ! Il s'amusa aussi beaucoup du violoncelle-poilu.

Écoutez la réplique du violoncelle « Maréchal », réalisée par le luthier Jean-Louis Prochasson et jouée par Emmanuelle Bertrand :

La violoncelliste Emmanuelle Bertrand découvre la copie du violoncelle de Maurice Maréchal, réalisée par le luthier Jean-Louis Prochasson" | Film de Christian Leblé, Cinétévé, 2012

Le violon construit pour René Moreau (1883-1964) – musicien brancardier au 152e régiment d'infanterie, élève de Guy Ropartz au Conservatoire de Nancy – témoigne d'un sens esthétique prononcé de la part de son luthier (peut-être un sculpteur ?). Il est orné de feuilles de chêne sculptées en relief sur la table et le fond, la volute est surmontée d'une sorte de crête et les éclisses sont en peau de chèvre !
Si ces instruments bricolés sont un moyen précieux de s'extraire de l'horreur de la guerre, le violon de Moreau est en plus devenu une véritable légende familiale.


Lettre de la fille de René Moreau, le 1er juillet 1972, donnée au Musée de la musique

L'instrument marchait si bien qu'avec celui-ci il joua la Méditation de Thaïs4 aux Boches de la tranchée d'en face. Il joua, monté sur une petite éminence. Tout le monde se tut et l'écouta jouer ! Le lendemain, on entendait jouer de la musique dans la tranchée adverse…

Violon de Renée Moreau (coll. Musée de la musique, E.972.2.1)

Détail de la table d'harmonie du violon de Curt Oltzscher (coll. Musée de la musique, E.2014.2.1)

Côté allemand, justement, le violon de Curtz Oltzscher est un exemple rare de lutherie d'instrument à cordes, les soldats allemands se tournant plus fréquemment vers les instruments à vent et à percussions.
Daté du jour de Noël 1916, il a été fabriqué dans un camp de prisonniers allemands situé à Romans dans la Drôme par Oltzscher lui-même. On a retrouvé la trace de celui-ci à Plauen (Saxe) grâce aux inscriptions sur l'étiquette collée dans l'instrument : il était plombier et aucun autre instrument ne lui est attribué à ce jour. Son violon, auquel se mêlent aussi des éléments de lutherie conventionnelle (chevilles et cordier sont des éléments standards produits en série pour les violons) et du bois de récupération sculpté, a également une certaine originalité esthétique.

« Et les vieux airs de Bach étaient salués par des coups de canons. »

Si la diversité des instruments de musique est un témoignage parmi tant d'autres de la micro-société qui s'organise dans les tranchées, il en est de même pour le répertoire, qui s'étend des chansons et des airs de danse au grand répertoire « classique ». Pour les offices funèbres, les concerts improvisés, les répétitions, au front comme dans les fermes ou les châteaux, les œuvres des grands maîtres résonnent malgré tout – Bach, Schumann, Beethoven – avec celles de ceux restés à l'arrière – Debussy ou Ravel – ou de ceux qui composent dans leur gourbi, comme André Caplet5.


Carnets de Maurice Maréchal, le 6 août 1916, à la ferme d'Amblonville6

La table, sous des arbres à mi-hauteur sur une colline, près d'une source. Après le dîner, Durosoir a joué des airs de Bach et nous écoutions assis un peu à l'écart. Devant nous, le ciel se fondait en couleurs diverses […]. Une saucisse7 qu'on rentrait semblait s'attarder au-dessus des arbres, comme une grosse mouche noire immobile. Et les vieux airs de Bach étaient salués par des coups de canons. La décharge énorme de l'arrivée faisait songer au massacre possible. Mais, tranquille et douce, une gavotte du vieux Bach continuait calmement…

Jean-Philippe Échard, Fabienne Gaudin et Delphine Anquetil

À écouter en concert :

  • Le soutien aux « poilus »

    Claude Debussy a composé sa Pièce pour le vêtement du blessé pour une organisation caritative, en 1915.
    Jean-François Heisser, piano
    Le mardi 11 novembre à 20h
  • Une vie musicale qui s'adapte aux conditions de la guerre

    Igor Stravinski a composé l'Histoire du soldat pour une formation très réduite.
    Ictus / Georges-Élie Octors, direction / Lionel Peintre, récitant et baryton
    Le mercredi 12 novembre à 20h
  • Répertoire des « poilus » et instruments d'infortune

    Pour ce concert, les instruments d'infortune ont été reproduits et joueront le répertoire de chansons des « poilus »
    Olivier Hussenet, Manon Landowski, chant / Cyrille Lehn, François Marillier, Lionel Privat, arrangements / Élèves du Conservatoire de Paris / Serge Hureau, mise en scène
    Le vendredi 14 novembre à 20h
  • L'hommage aux morts pour la France

    Théodore Dubois dédie son Chant élégiaque, composé en 1916, aux soldats morts pour la France.
    Orchestre de chambre de Paris / Thomas Zehetmair, direction / Benjamin Grosvenor, piano
    Le dimanche 16 novembre à 16h30

 


1 Maréchal (M.) et Durosoir (L.), Deux musiciens dans la Grande Guerre, Tallandier, Paris, 2005, p. 282.
2 Ibid., p. 283.
3 Lucien Durosoir (1878-1955) est un violoniste affecté lui-aussi au 74e régiment d'infanterie.
4 La Méditation de Thaïs est la partie de violon solo extraite de l'acte II de Thaïs, opéra de Jules Massenet (1842-1912).
5 André Caplet (1878-1925) est un compositeur et chef d'orchestre brillant, grand ami de Debussy.
6 Maréchal (M.) et Durosoir (L.), op. cit., p. 306.
7 Une « saucisse », dans le jargon des poilus, est un ballon d'observation. Attaché au sol et relativement immobile, il était posté au dessus du front et évoquait de loin la forme d'une saucisse.

Photographie : Maurice Maréchal au front avec son violoncelle de campagne (coll. Musée de la musique, 1225)