Guitariste : Olivier Aude

La naissance de la Stratocaster

L’historien de la guitare André Duchossoir retrace la naissance de la Stratocaster, le plus célèbre des modèles inventés par Leo Fender, qui fête cette année ses 60 ans.

Guitare électrique marque Fender, modèle Stratocaster
N° série 0176, Fullerton, CA, USA, 1954
E.994.21.1, Musée de la musique

C’est en 1950 que la toute jeune entreprise Fender propose la première guitare électrique à corps plein (solid body) fabriquée en série. L’Esquire, qui ne possède qu’un micro, sera suivie la même année de la Broadcaster, équipée d’un second micro, rebaptisée Telecaster en 1951. Le développement de la Stratocaster – qui allait devenir quelques décennies plus tard une véritable icône planétaire – eut probablement lieu en 1953. La toute première annonce publicitaire publiée dans l’International Musician magazine en avril 1954 annonçait deux caractéristiques majeures qui la distinguaient de la Telecaster : un système vibrato encastré, baptisé Synchronised Tremolo, d’une conception radicalement nouvelle et une découpe plus ergonomique du corps de l’instrument – comfort contoured body. Dessinée d’après le modèle de la Precision Bass apparue en 1951, la Stratocaster était aussi munie d’un troisième micro, alors que la quasi-majorité des guitares de la firme rivale Gibson n’en avaient que deux. Le nom Broadcaster faisait référence au monde de la radiodiffusion (Broadcasting) ; celui de la Telecaster, à celui de la télévision. La dernière-née de Léo Fender fut appelée Stratocaster en raison de son design et de ses avancées technologiques qui, à l’époque, la plaçaient à des hauteurs… stratosphériques.

Le musée de la Cité de la musique conserve l’un des rares premiers exemplaires de ce modèle. Sans être réellement à proprement parler un prototype, cette guitare appartient à la toute première série d’instruments qui furent fabriqués dans le courant de l’année 1954. Le manche, daté de mai 1954, porte les initiales de Tadeo Gomez (inspecteur des manches dans la chaîne de production). De même, le prénom de la vérificatrice du câblage des micros – Mary Lemus – et la date du contrôle (9/28/54), sont inscrits sur un ruban adhésif collé à l’intérieur de la cavité des potentiomètres. Ces premières guitares, déposées chez les revendeurs Fender et jouées par des musiciens locaux, étaient avant tout destinées à la promotion et au perfectionnement du modèle. Selon Forrest White, directeur de l’usine embauché en mai 1954, ce n’est qu’en octobre que commença véritablement la production de la Stratocaster à l’échelle nationale.

La guitare du Musée de la musique porte le numéro 0176, estampé sur la plaque en matière plastique qui recouvre au dos du corps la cavité du système vibrato. Elle fait partie d’une série limitée qui commença avec le numéro 0100 et se terminerait avec le numéro 0207. La courte période durant laquelle furent fabriqués ces instruments, correspondrait plutôt à une mise au point de la production « officielle » qui débuta un peu plus tard avec le numéro 0001 gravé sur la plaque métallique de fixation du manche. Il semblerait cependant que durant cette période de transition, l’attribution des numéros n’ait pas toujours correspondu à l’ordre chronologique d’assemblage des guitares – comme il est aussi plausible que certaines d’entre elles possèdent un numéro inscrit sur la plaque métallique. Les guitares de cette première série présentent des défauts et imperfections comme ici l’espace trop exigu de la cavité du bloc vibrato, l’imprécision des trous percés sur ce même bloc pour fixer les ressorts du dispositif ou encore la découpe approximative de la courbure de l’échancrure inférieure. Ces maladresses attestent de cette période d’expérimentations que certains nomment « pré-production » et qui donnent à cet exemplaire une valeur historique de première importance.

Philippe Bruguière
Conservateur au Musée de la musique

Photos : © CDH - Musée de la musique