un dossier interactif de la Cité de la musique


Emprunts et citations

Lorsque Berio emprunte à Mahler, c'est pour se laisser emporter dans un flot de citations. Et lorsqu'il se tourne vers Schubert, c'est pour restaurer une fresque à demi efficace. L'invention musicale se joue entre détournement et restitutions.

Emprunter le matériau musical d'une nouvelle composition à une œuvre existante est une pratique ancienne, extrêmement courante au Moyen Âge et à la Renaissance : jusqu'au XVIe siècle, les messes, par exemple, empruntent très fréquemment leur matériau mélodique soit au chant grégorien, soit à des œuvres vocales préexistantes, y compris des chansons profanes ; on parle alors de « messes parodies ». Toute démarche d'emprunt en musique est ainsi « parodique », au sens premier et étymologique du terme, dépourvu de la teneur critique et humoristique que l'on y attache aujourd'hui : par-odier, en grec ancien, c'est en effet, littéralement, « chanter à côté », élaborer une musique nouvelle sur un chant déjà entendu.

Dans ce cycle intitulé « Emprunts et citations », il ne sera nullement question de citations parodiques au sens moderne, telles qu'on en trouve dans les opérettes d'Offenbach, par exemple, mais bien de compositions de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle qui sont de véritables ré-interprétations d'œuvres antérieures. Ainsi, dans ses Lachrymae pour alto et piano, Britten réinvente à rebours la tradition du genre du thème et variations, qui est souvent pour les compositeurs l'occasion de partir de la citation d'une œuvre d'un de leurs confrères pour ensuite la transformer progressivement : ici, le compositeur ne fait entendre le thème choisi, une émouvante lamentation du compositeur anglais de la fin du XVIe siècle John Dowland, qu'en conclusion de l'œuvre, comme si le processus de variations avait conduit, par-delà la distance temporelle, à une re-composition du thème d'origine.

  • Benjamin Britten, Lachrymae : reflections on a song of Dowland Op.48

    Antoine Tamestit, alto et Markus Hadulla, piano, enregistré à l'amphithéâtre le 3 juin 2006

  • Luciano Berio, Sinfonia : pour 8 voix solo et orchestre

    The Swingle Singers , l'Orchestre National de France, Ingo Metzmacher, (direction), enregistré à la Cité de la musique le 10 mars 2004

  • Gustav Mahler, Symphonie n°2 ″Résurrection″ (extrait du 3e mouvement)

    Berliner Philharmoniker , Simon Rattle, direction, enregistré à la salle Pleyel le 4 mars 2007

  • Franz Schubert, Luciano Berio , Rendering (inspiré de la Symhpnie n°10 en ré majeur de F. Schubert)

    Mozarteum Orchester Salzburg, Oehms, 2003

Avec la théorie romantique du génie, érigeant l'originalité individuelle en valeur cardinale, et avec l'apparition concomitante de la notion de « répertoire », le fait d'emprunter ou de citer cesse d'être une pratique banale pour se charger d'un sens chaque fois singulier. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les œuvres ne traversent que rarement les époques, et la mémoire musicale ne couvre guère plus que quelques dizaines d'années. La redécouverte des musiques anciennes et l'enregistrement ont radicalement modifié la nature de cette mémoire musicale : en citant, le compositeur fait désormais acte d'historien, à l'instar de Berio travaillant dans Rendering à restituer la musique laissée par Schubert à l'état d'esquisses d'une Dixième symphonie, en complétant l'orchestration tout en laissant apparaître « les inévitables vides qui se sont créés dans la composition ». C'est dans le troisième mouvement de sa Sinfonia que Berio met en scène de la manière la plus vertigineuse cette perspective historique à travers le feuilleté de la mémoire : il superpose en effet au scherzo de la Deuxième Symphonie de Mahler une multitude de citations d'autres compositeurs, de Bach à Stockhausen, qui sonnent comme autant de commentaires et d'amplifications de la source musicale principale.

Berio se livre ainsi à une sorte de généalogie de l'imagination musicale, et ce n'est nullement un hasard s'il choisit pour cela l'œuvre de Gustav Mahler qui, selon la formule d'Adorno, est une « musique de chef d'orchestre » : accaparé par ses fonction de directeur musical de l'Opéra de Vienne, Mahler ne composait que durant ses vacances d'été, et toute sa musique est remplie d'échos et de souvenirs (conscients ou inconscients) des œuvres qu'il dirigeait ; la citation, l'emprunt ou la référence, chez Mahler, survient toujours comme une figure de l'altérité irréductible, dans un discours musical sans cesse « brisé » (toujours selon Adorno). La prouesse de Berio dans sa Sinfonia (consulter le dossier Sinfonia de Berio) consiste au contraire à dépasser la simple idée de collage pour donner à entendre les affinités entre des idées musicales stylistiquement très éloignées les unes des autres, à créer une unité sonore extrêmement convaincante à partir de la plus grande hétérogénéité.
« Soi-même comme un autre » : ce titre d'un ouvrage du philosophe Paul Ricoeur pourrait tout aussi bien être celui de ce cycle de concerts, qui nous donne à entendre comment chaque compositeur sait accueillir la voix de l'autre dans son propre discours, à travers les infinis miroitements de la mémoire.

Anne Roubet

Photo : © Hendrick Kerstens